Les trois désirs
- par Espace Théosophie
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Les trois premières règles numérotées de la Lumière sur le Sentier doivent paraître d’une nature assez dissemblable pour être réunies. La façon dont elles se font suite est purement spirituelle. L’ambition est le point le plus haut de l’activité personnelle que puisse atteindre le mental, et elle renferme un élément noble, même pour un Occultiste. Après avoir conquis le désir de s’élever au-dessus de ses semblables, l’aspirant infatigable, cherchant ce que sont ses désirs personnels, s’aperçoit que c’est la soif de l’existence qui constitue le second obstacle sur la voie. Car tout ce qui est habituellement classé comme désirs a été depuis longtemps subjugué, laissé en arrière, ou oublié, avant que cette bataille rangée de l’âme ne soit engagée. Le désir de l’existence est essentiellement un désir de l’esprit, nullement du mental, et en le combattant l’homme commence à regarder son âme en face, mais très peu d’hommes essayent même de le combattre ; moins encore peuvent soupçonner sa signification.
Le lien entre l’ambition et le désir de vivre est le suivant. Les hommes en qui les passions animales sont fortes sont rarement ambitieux. Ce que l’on prend pour de l’ambition dans les hommes physiquement forts n’est souvent que l’exercice d’une grande énergie tendant à satisfaire pleinement tous leurs désirs physiques. L’ambition pure et simple, n’est que la lutte du mental qui tend à s’élever, l’exercice d’une force intellectuelle innée qui élève un homme bien au-dessus de ses pairs. S’élever afin d’acquérir une notoriété de façon quelconque, dans le domaine de l’art, de la science ou de la pensée, est l’aspiration la plus vive des intellects délicats et nobles. C’est une chose tout à fait différente de la soif de connaissance qui fait de l’homme un étudiant jusqu’au bout, aussi érudit qu’il puisse devenir. L’ambition ne naît pas de l’amour d’une chose en elle-même, mais uniquement de l’amour de soi-même. « L’essentiel c’est que je sache, que je m’élève par mon propre pouvoir. »
« Cromwell, je t’ordonne de rejeter l’ambition ;
Par ce péché les anges sont tombés. »
La recherche du pouvoir, que ce mot désignait à l’origine, diffère en degré non en espèce, du sens plus abstrait qu’on y attache habituellement de nos jours. Un poète est considéré comme ambitieux s’il écrit pour la gloire. Et c’est exact, il l’est en effet. Il se peut qu’il ne recherche pas une place à la cour, mais il aspire certainement à la chose la plus haute qu’il connaisse. Est-il concevable qu’un auteur célèbre quelconque puisse être anonyme et le rester ? Le mental humain se refuse à admettre la théorie selon laquelle Bacon aurait été l’auteur des œuvres de Shakespeare – non seulement parce qu’elle prive le monde d’une figure splendide, mais aussi parce qu’elle fait de Bacon un monstre différent de tous les autres êtres humains. Pour une intelligence ordinaire, il semble inconcevable qu’un homme puisse dissimuler la lumière qu’il porte, d’une telle façon voulue. Cependant, un Occultiste peut concevoir qu’un grand poète puisse être inspiré par un être plus grand que lui qui se tiendrait complètement en dehors du monde et n’aurait aucun rapport avec lui. L’inspirateur devrait avoir non seulement conquis l’ambition, mais aussi le désir abstrait de vivre, renoncerait à jamais à son œuvre, une fois qu’il l’aurait abandonnée au monde, et jamais plus il ne pourrait la revendiquer. Une personne qui peut s’imaginer renonçant à tout désir du monde, ne désirant plus ni en recevoir du plaisir, ni lui en procurer, pourra vaguement comprendre la condition atteinte par l’occultiste lorsqu’il a perdu le désir de vivre. Ne supposez pas que cela signifie qu’il ne prenne ni ne donne de plaisir ; il accomplit les deux, puisqu’il vit. Un grand homme, pris par le travail et la pensée, mange sa nourriture avec plaisir, mais il ne s’attache pas sur la perspective du repas ni sur son souvenir, comme le fait l’enfant gourmand ou le glouton pur et simple. C’est une image très matérielle, mais souvent ces comparaisons simples aident l’intelligence plus que tout autre. Il est aisé de voir d’après cette analogie, qu’un occultiste avancé qui travaille dans le monde, peut être parfaitement exempt des désirs qui l’y rattacheraient tout en y prenant des plaisirs, et en lui en procurant. Il lui est possible de donner plus plaisirs qu’il n’en prend, parce qu’il est incapable de ressentir de la crainte ou du désappointement. Il ne redoute ni la mort ni ce qu’on appelle l’annihilation. Il repose indifféremment sur les eaux de la vie, submergé et endormi, parce que tout en expérimentant intensément et vivement le plaisir, il est indifférent que ce soit lui ou un autre qui en jouisse. C’est le plaisir pur et simple, non souillé par le désir ou l’envie personnels. Il en est de même de ce que les occultistes appellent « progrès » – l’avance de degré en degré dans la connaissance. Dans le monde extérieur, le grand aiguillon du progrès dans quelque école que ce soit, c’est l’émulation.
L’occultiste, au contraire, est incapable de faire un seul pas en avant tant qu’il n’a pas acquis la faculté de comprendre le progrès dans un sens abstrait. A chaque instant de la vie, quelqu’un se rapproche du Divin ; le progrès est toujours incessant. Mais le disciple qui désire être celui qui progressera l’instant suivant, doit renoncer à tout espoir. Il ne doit pas non plus avoir conscience de souhaiter le progrès d’un autre être ou de s’offrir en sacrifice pour autrui. De telles idées sont, dans un certain sens, altruistes, mais elles caractérisent essentiellement le monde où règne la séparativité et où la forme est considérée comme possédant une valeur propre. La forme d’un homme n’est pas moins un eidolon parce qu’une étincelle de la divinité l’habite ; à n’importe quel moment cette étincelle peut quitter cette forme particulière, ne laissant que l’ombre substantielle de l’homme que nous connaissons. C’est en vain après que le premier pas en Occultisme a été fait, que le mental s’accroche à ses anciennes croyances et certitudes. Le temps et l’espace sont, nous le savons, non-existant, mais nous les considérons comme ayant une existence dans la vie pratique par pure nécessité. Il en est de même de la division de l’esprit humain-divin en multitudes d’homme sur terre. Les roses ont leurs couleurs, les lis on la leur ; nul ne peut dire pourquoi il en est ainsi, puisque c’est le même soleil, la même lumière qui leur donne leur couleur. La nature est indivisible. Elle pare la terre, et quand cette parure est enlevée, en temps voulu, elle la pare à nouveau, si on n’intervient pas dans son œuvre. Entourant la terre d’une atmosphère, elle la maintient épanouie et verte, humide et ensoleillée. L’esprit de l’homme englobe la terre comme un esprit de feu, vivant de la Nature, la dévorant, étant parfois dévoré par elle, mais restant toujours dans l’ensemble plus éthéré et plus sublime qu’elle. Individuellement, l’homme est conscient de l’immense supériorité de la Nature, mais dès qu’il se rend compte qu’il est un tout indivisible et indestructible, il sait aussi que le tout dont il fait partie se tient au-dessus de la Nature. La vue du ciel étoilé épouvante un homme qui est à peine suffisamment détaché du soi pour être conscient de sa petitesse et de son insignifiance en tant qu’individu, elle l’écrase presque. Mais qu’il prenne contact avec le pouvoir qui émane du fait qu’il se sait un fragment de l’esprit humain, et plus rien ne pourra l’écraser par sa grandeur. Car si les roues du chariot de l’ennemi passent sur son corps, il oublie que c’est son corps, et se lève à nouveau pour combattre parmi les hommes de sa propre armée. Mais cet état ne peut être atteint, ni même approché, tant que le dernier des trois désirs, comme aussi le premier, ne sont pas vaincus. Il faut les saisir et les affronter de pair.
Le bien-être, dans le langage des occultistes, est un terme très large de sens. Il est parfaitement inutile pour un néophyte de pratiquer l’abstinence ou l’ascétisme comme le font les fanatiques religieux. Il peut arriver finalement à préférer les privations qui deviennent alors pour lui une source de réconfort. Le religieux Brahmanique se voue à la vie errante ; et dans la religion exotérique on considère qu’il a tenu son serment, s’il abandonne sa femme et son enfant, et se fait mendiant, n’ayant plus de foyer où il puisse revenir. Mais toutes ses formes exotériques de religion sont des formes de bien-être, et les hommes font des vœux d’abstinence dans le même esprit que celui qu’ils mettent à prêter serment de joyeuse compagnie. La différence entre ces deux aspects de la vie n’est qu’apparente. L’abandon du foyer qui est demandé au néophyte est une chose bien plus importante que cela. Elle exige de lui le renoncement au choix ou au désir. Le néophyte peut avoir bien plus renoncé à son foyer, dans le sens ésotérique, alors qu’il habite avec sa femme et son enfant, sous le toit familial, tout en remplissant ses devoirs de citoyen, qu’un mendiant errant ou un paria. La première leçon d’occultisme pratique qu’on donne habituellement à un disciple assermenté, c’est de remplir ses devoirs immédiats, avec le même mélange d’enthousiasme et d’indifférence qu’il pourrait ressentir s’il s’était élevé au rang de régent des mondes et d’arbitres des destinées. Cette règle se rencontre dans les Evangiles et dans la Bhagavad-Gîta. Le travail immédiat, quel qu’il soit, réclame d’une façon abstraite l’accomplissement du devoir, et son importance relative, ou son manque d’importance, ne doit pas être pris en considération. On ne peut obéir à cette loi tant que tout désir de bien-être n’est pas détruit à jamais. L’affirmation et la réaffirmation constantes du soi personnel doivent être rejetées à tout jamais. Elles sont tout aussi caractéristiques du monde, que le désir d’avoir un certain fonds en banque ou de conserver l’affection d’une personne aimée. Ces affirmations du soi sont également sujettes au changement qui caractérise notre monde ; elles le sont d’autant plus que le néophyte, en le devenant, entre tout simplement dans une serre de forçage. Le changement, la désillusion, le découragement, le désespoir l’assailliront ainsi qu’il l’a désiré, car son désir est d’apprendre ses leçons rapidement. Et au fur et à mesure qu’il écartera ces maux, ils seront probablement remplacés par d’autres pires encore – une aspiration passionnée vers la vie séparée, un désir de sensation, de conscience de croissance personnelle l’envahiront et renverseront les frêles barrières qu’il aura dressées. Ni l’ascétisme, ni le renoncement, rien en vérité qui soit négatif, ne subsistera un seul instant devant cette vague puissante de sentiment. La seule barrière est faite de nouveaux désirs. Car il est parfaitement inutile pour le néophyte de s’imaginer qu’il peut dépasser la région des désirs. Il ne le peut pas ; il est encore un homme ; il faut que la Nature porte des fleurs tant qu’elle est encore Nature, et l’esprit humain perdrait son emprise sur cette forme d’existence si elle ne continuait pas à désirer. L’homme individuel ne peut en une fois s’arracher à cette vie dont il est une partie essentielle. Il ne peut qu’y changer de position. L’homme dont la vie intellectuelle domine la vie animale, change sa position ; mais il se trouve toujours sous la domination du désir. Le disciple qui croit qu’il est possible de se libérer du soi en un seul effort, se verra précipité dans un gouffre sans fond à la suite de sa tentative téméraire. Attachez vous à un nouvel ordre de désirs, plus purs, plus larges, plus nobles ; et affermissez de la sorte votre pied sur l’échelle. C’est uniquement sur le dernier échelon supérieur, à l’entrée même de la vie Divine ou Mahatmique, qu’il est possible de s’attacher à ce qui n’a ni substance, ni existence.
La première partie de la Lumière sur le Sentier est comme un accord musical ; les notes doivent être frappées ensemble, bien que touchées chacune séparément. Etudiez et saisissez les nouveaux désirs avant d’avoir rejeté les anciens ; autrement, vous serez perdu dans la tempête. L’homme, aussi longtemps qu’il est homme, est fait de substance, et a besoin d’une marche pour s’appuyer, d’une idée quelconque à laquelle il puisse s’attacher. Mais qu’elle soit aussi peu importante que possible. Apprenez comme l’acrobate, lentement et prudemment, à devenir de plus en plus indépendant. Avant d’essayer de rejeter le démon de l’ambition – le désir d’une chose quelconque, pour noble et élevée qu’elle soit, en dehors de vous-même – attachez-vous au désir de découvrir la lumière du monde en vous-même. Avant d’essayer de rejeter le désir de la vie consciente, apprenez à aspirer vers l’inaccessible, ou en d’autres termes, vers ce que vous savez ne pouvoir atteindre que dans l’inconscience. En comprenant que votre but est de cette nature sublime, qu’il ne vous apportera jamais le succès conscient, qu’il ne vous donnera jamais aucun réconfort, qu’il ne vous transportera jamais, dans votre soi personnel temporaire, vers quelque port de repos ou endroit d’activité agréable, vous dépouillez la nature astrale inférieure de la force et du pouvoir de ses désirs. Car, à quoi sert, lorsqu’on a saisi ces faits, de désirer la séparativité, la sensation ou la croissance ?
L’armure du guerrier qui se lève pour combattre pour vous dans la bataille décrite dans la seconde partie de la Lumière sur le Sentier, est semblable à la chemise de l’homme heureux de l’ancienne histoire. Le roi devait être guéri de tous ses maux en dormant revêtu de cette chemise ; mais lorsqu’on découvrit l’unique homme heureux de ce royaume, c’était un mendiant, sans soucis, sans anxiété – et sans chemise. Il en est de même du divin guerrier. Personne ne peut prendre son armure et s’en revêtir, car il n’en a pas. Le roi ne put jamais connaître le bonheur du mendiant sans soucis. L’homme du monde, aussi raffiné et cultivé qu’il soit, est entravé par mille pensées et sentiments qui doivent être rejetés avant qu’il puisse se tenir au seuil de l’occultisme. Et, notez-le bien, il est surtout arrêté par l’armure qu’il porte et qui l’isole. Il a de l’orgueil personnel, du respect personnel. Ces choses doivent périr au fur et à mesure que la personnalité disparaît. Le processus dans la première partie de la Lumière sur le Sentier, enlève cette coque, cette armure, et la rejette à tout jamais. C’est alors que le guerrier se dresse, sans armure, sans défense, sans pouvoir de nuire, identifié avec les offenseurs et les affligés, avec ceux qui s’irritent et ceux qui subissent cette colère ; ne combattant ni pour l’un ni pour l’autre, mais pour le Divin, le plus élevé en tout.
Note-
- Cet article fut publié pour la première fois par H.P. Blavatsky dans la revue anglaise Lucifer de février 1888.
- Traduit et publié en français dans la Revue Théosophie, de décembre 1929.
- Cet article est publié en anglais dans l’ouvrage Theosophical Articles and Notes, par Theosophy Company - USA